Dans un Tchad ruiné, le mirage européen

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Dans un Tchad ruiné, le mirage européen

Le Monde Afrique, 29 Nov 2017

URL: http://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2017/11/28/dans-un-tchad-ruine-le-mirage-europeen_5221458_3212.html?xtmc=tchad&xtcr=7
A l’abri de la rue, au fond de l’échoppe, une liasse de billets change de main. Ali Djara Zene soupire. Sa journée est sauvée. Quand il a flairé le client, le patron de la boutique Fashion Wear a d’abord attendu, laissant tâter l’étoffe, observer le tomber d’une veste ; puis, au moment opportun, il s’est rapproché et a ferré sa proie. Cet art-là, le réfugié l’exerçait tout gamin déjà, dans les rues de Bangui, la capitale centrafricaine. Aujourd’hui, au Tchad, il tente tant bien que mal de continuer.
En février 2014, Ali était pourtant arrivé la tête haute à N’Djamena, la capitale tchadienne, ses trois 4 × 4 bourrés de textile, ses femmes et enfants bien nourris à l’arrière. Avant que les violences antimusulmanes ne le jettent sur la route, il faisait partie des grands commerçants de Bangui. Il avait parcouru la planète, poussé jusqu’en Chine même, pour le business. Ali avait pris deux épouses, fait sept fois le pèlerinage à La Mecque, la vie lui souriait. « C’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, je suis fini. Toutes mes économies ont fondu, je ne peux plus payer l’école. Demain ce sera le logement », confie le commerçant, à bout. « Il va falloir que je reprenne la route. Même l’Europe vaut mieux que cette chute sans fin », estime-t-il, comme condamné à ce projet par défaut, un rêve qui n’a jamais été le sien.
« Une mort qui ne dit pas son nom »

Dans la capitale tchadienne, ils sont 6 000, comme lui. Soudanais, Ethiopiens ou Centrafricains, ces « réfugiés urbains » enregistrés et aidés par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ont fait le pari de vivre une vie normale en attendant de pouvoir rentrer chez eux. Plus éduqués que les 400 000 réfugiés des 19 camps du pays, ils traînent la même misère. La crise économique, qui frappe le Tchad depuis 2014, et la chute des cours du pétrole, ne les a pas épargnés. Souvent, les projets d’intégration que le HCR les aide à financer échouent à cause d’une économie exsangue. Ali aimerait tenter de relancer son business, même s’il n’y croit plus, dans ce pays où les salaires des fonctionnaires ont été divisés par deux, tuant la consommation.
Alors que le commerçant essuie discrètement des traces de sel sur ses joues, Hafis, lui, tape le ballon non loin de là. Depuis un moment, l’idée de l’Europe lui trotte dans la tête, à lui aussi. « Je n’ai même pas été payé pour les derniers chantiers. J’ai 22 ans. La mer, c’est dangereux, le désert aussi, mais ici, c’est une mort qui ne dit pas son nom », déplore celui qui jouait dans l’équipe nationale cadette de football, à Bangui, et s’était inscrit à l’université avant son départ précipité. « Si on me donne l’argent, je pars tout de suite », résume-t-il, humilié de ne pas pouvoir offrir un repas quotidien à Fanne, sa fille de 2 ans.
Dans ce pays qui compte 14 millions d’habitants, le troisième le moins développé au monde, un tiers de la population est en « insécurité alimentaire ». A Gaoui, le camp urbain où vit Hafis, « manger une fois par jour est un luxe ». A côté de sa cabane, sur une couverture, un bébé d’à peine deux mois est nourri à la bouillie de maïs, faute de lait. « Il n’y en a plus ici, explique le jeune homme, surtout depuis que les ONG sont parties vers la zone des lacs. » Quelque 9 000 Nigérians fuyant les exactions de Boko Haram s’y sont récemment réfugiés. Alors, au milieu des baraques bâchées, on rêve à haute voix de trouver le premier sou du grand voyage. « Le passeur qui fera crédit jusqu’à la frontière libyenne, où tu peux orpailler, ne partira pas seul », prédisent, à l’unisson, les sages du conseil qui gère le lieu.
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Assez accueillant pour avoir laissé entrer plus de 400 000 réfugiés, le Tchad n’a toujours pas promulgué la loi qui pourrait leur offrir des droits. En dépit de la tenue, avec les ONG, d’un Forum pour l’inclusion économique des réfugiés, en juillet à N’Djamena, les 322 000 Soudanais, 71 000 Centrafricains et 9 000 Nigérians vivant au Tchad ne sont toujours pas autorisés à ouvrir un compte en banque. Pour louer un appartement, il leur faut un garant, et ils n’ont pas la même liberté de circuler que les autochtones.
Mais le pire, c’est le travail : derniers arrivés, derniers servis. Seuls les médecins tirent leur épingle du jeu. Mouna, réfugiée soudanaise de 44 ans, a trouvé du travail en cinq jours à N’Djamena. Pourtant, ce succès s’est vite mué en cauchemar quand son cœur et ses reins se sont déréglés, contrecoup de son exil forcé et des attaques de ses voisins, qui ne veulent pas d’une femme seule près d’eux.Mouna est inscrite pour une réinstallation en Amérique ou en Europe. « J’irai où l’on voudra de moi. Mais je dois repartir », soupire-t-elle.
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« Ici, l’intégration peut marcher au bout d’une génération. On a des cas de Centrafricains mariés avec des Tchadiennes, qui se sont fait une place », explique Ibrahima Diane, le porte-parole du HCR. Dans les couloirs, on se raconte aussi l’histoire d’un coiffeur centrafricain dont le salon tourne bien ; celle des Syriens, qui ont ouvert des cabinets dentaires. L’agence onusienne offre des bourses pour que les réfugiés finissent leur diplôme. Une goutte d’eau dans un pays où seul un tiers des besoins en aide humanitaire identifiés par l’ONU a été financé pour 2017. Tout au bout de la chaîne, les réfugiés n’ont reçu, eux, que 7 % des fonds qui leur auraient été nécessaires, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU. « Globalement, depuis 2013, l’aide a été divisée par deux dans ce pays », regrette Edward O’Dwyer, le numéro 2 de l’antenne locale du HCR. Les frontières fermées avec les voisins ont eu un impact sur les routes du bétail, déstabilisant l’économie de la viande, un des points forts du pays. Ajouté à l’effondrement du baril de brut, qui représentait 95 % des rentrées avant la chute des cours, cela a créé une situation catastrophique.
Programmes de « réinstallation »

Si le niveau d’éducation initial fait du réfugié urbain un candidat plus enclin à partir vers Paris ou Rome que le paysan, l’envie d’Europe se répand aussi dans les groupes ruraux. « Il y a deux ans, lorsqu’on a commencé à parler des programmes de réinstallation en Europe ou en Amérique, les Soudanais des camps se sont scandalisés de ce qu’ils appelaient une” déportation”. Aujourd’hui, ce sont eux qui demandent à partir », observe Ibrahima Diane.
Khamis Djouna a 22 ans. Depuis l’âge de 8 ans, il vit dans le camp de Djabal (22 000 réfugiés), dans l’extrême est du pays, à seulement 75 km de la frontière soudanaise, où sa famille s’est arrêtée, fuyant les violences du Darfour. Faute d’une bourse pour étudier dans la ville voisine, Khamis Djouna a dû en rabattre sur ses rêves d’université. « J’ai beaucoup pensé à prendre la route vers la Libye, mais la radio Damanga, faite par des réfugiés, nous rappelle chaque jour que c’est une route meurtrière. Alors je cherche d’autres moyens. La France va-t-elle venir chercher des réfugiés ici ? », interroge-t-il.
Paris a promis en effet de réinstaller 3 000 Africains avant fin 2019, espérant être suivi par d’autres pays d’Europe pour qu’une part, au moins, des 40 000 réfugiés africains que le HCR juge important de réinstaller, trouve une destination. Une goutte d’eau dans un océan d’attentes… Et les départs vers les pays du nord du continent sont d’ores et déjà nombreux. Tous ceux qui quittent le Tchad ne prendront pas la mer, et tous ceux qui rêvent de partir ne le feront pas. Comme le rappelle la socio-antropologue Sylvie Bredeloup, du Laboratoire mixte Movida, spécialisé dans les mobilités, à Dakar, 80 % des 9 millions de réfugiés africains restent sur le continent.